Jonathan Cohen est le directeur des programmes de Conciliation Resources. Cet article se base sur une présentation effectuée lors d’un événement de l’OSCE [Anglais] à Vienne, le 18 décembre 2012, et il a été publié pour la première fois par OpenSecurity.

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Si vous souhaitez reconstruire des relations anéanties par la violence et la guerre comme base pour la sécurité future, vous ne pouvez pas vous dérober aux dialogues difficiles qui se trouvent au cœur même de la réconciliation.

La réconciliation ne peut jamais être qu’un élément d’une stratégie plus générale en vue de prévenir, de résoudre et de transformer les conflits, mais toute réflexion sur la contribution qu’apporte la réconciliation nous conduit au cœur-même de la douleur subie dans les situations de conflits et vient nous rappeler que leur résolution est extrêmement difficile. 

Il suffit de se pencher sur les failles qui ont récemment causé des secousses en Irlande du Nord [Anglais], ou, d’ailleurs, aux schismes sociaux qui existent au Liban [Anglais] et sont exacerbés par la violence qui se poursuit en Syrie et aux alentours, pour voir que les efforts de construction de la paix doivent chercher à surmonter les clivages, même plusieurs décennies après la signature d’accords officiels mettant fin à la violence.

Je voudrais réfléchir à deux questions – le moment auquel la réconciliation devrait être entreprise et qui devrait y prendre part – puis me pencher sur deux exemples précis pour mettre en relief certains des défis en présence. 

Choix du moment et enchaînement des étapes de la réconciliation 

La question cruciale est celle de savoir s’il y a ou non un rôle pour la réconciliation dans les conflits qui n’ont pas encore été réglés, et encore moins résolus, et où la violence continue de constituer une menace très réelle et, de fait, une réalité en cours. 

Certains soutiennent que ce n’est qu’avec la sécurité fournie par un accord que les parties à un conflit peuvent commencer à s’engager dans un processus de réconciliation. Cependant, je voudrais vous faire part de trois raisons pour lesquelles je pense qu’il n’est jamais trop tôt pour penser à la réconciliation. 

Tout d’abord, lorsque je réfléchis aux conflits du Caucase [Anglais], je vois qu’un aspect central de ces conflits réside dans des interprétations profondément contestées du passé et qu’à moins que l’on ne s’y confronte, elles empoisonneront toute perspective d’accord ou de résolution. 

Deuxièmement, dans les contextes de conflit, le passé n’est pas seulement le passé : le passé est présent dans la vie quotidienne de centaines de milliers de personnes, qui ont perdu des parents, des logements et des biens, de ceux qui ne savent pas encore ce qui est advenu aux personnes disparues au combat et de ceux qui ont été déplacés par des conflits.

Leurs besoins et leurs intérêts sont trop souvent balayés sous le tapis jusqu’à ce qu’ils puissent être instrumentalisés par des personnalités politiques cherchant à prouver qu’elles ont raison à l’« ennemi » ou à la communauté internationale. Ici encore, si cet aspect n’est pas résolu, il ne fait que pérenniser le cycle d’antagonisme et de conflit. 

Troisièmement, ces personnes sont encouragées à vivre dans le passé par le prisme d’une propagande émotive et sont retenues en otage de la résolution « à nos conditions » plutôt que de la recherche d’une paix mutuellement acceptable à travers la réconciliation, la redevabilité, la justice restaurative et des réparations. 

Il y a des conflits dans l’OSCE [Anglais] – en particulier dans le Caucase – dont le caractère insoluble va désormais sans dire pour trop de personnes. Malgré les efforts fournis pour les résoudre, les différentes approches n’ont pas donné les résultats souhaités à ce jour, et je pense qu’une des raisons de cet état de fait est que l’héritage du passé constitue un obstacle pour la reconfiguration de nouvelles relations au présent et pour l’avenir. Ainsi, si nous voulons que cela change, nous devons trouver de nouvelles approches. 

Qui devrait participer ?

La deuxième question que je souhaite soulever est la différence entre ce que les États, ou les acteurs multilatéraux, peuvent faire pour promouvoir la réconciliation, et ce que les sociétés peuvent faire. Certains observateurs disent que nous devrions prendre garde à ne pas créer une division stricte entre les deux. Bien que cela soit effectivement vrai, je suggère que les processus qui surgissent de manière organique de la société – de groupes de femmes [Anglais], de communautés unies par la foi ou d’ONG – sont souvent à l’avant-garde du courage, de l’ingéniosité et du désir populaire de lutter contre l’héritage psychologique de la guerre et d’aller au-delà des frontières, tandis que les États et les responsables politiques sont souvent soumis à trop de contraintes pour le faire.

L’expérience montre que ces initiatives se limitent souvent aux élites de la société civile ou aux capitales, et qu’un défi pour toutes les personnes concernées est de les rendre plus inclusives et de faire en sorte qu’elles traduisent la diversité des sociétés. 

Un grand geste de la part d’un dirigeant – et je repense à Willy Brandt devant le ghetto de Varsovie en 1970 – peut donner le ton et habiliter les autres à agir. Mais le plus souvent, les dirigeants semblent ne pas avoir la volonté politique d’exhorter à la réconciliation, par peur des conséquences d’une telle prise de risques. De fait, les responsables politiques sont très doués pour utiliser la rhétorique afin de soutenir l’inimitié, les stéréotypes et les préjugés qui divisent les sociétés en proie à un conflit. 

La société civile n’est pas une panacée qui permet de contourner la nécessité que les États et les dirigeants participent, mais elle peut créer des îles sur lesquelles les personnes peuvent œuvrer pour la réconciliation au-delà de la logique ethnique et politique des conflits, logique créatrice de dissensions, et cela peut créer des groupes d’appui capables de favoriser et de profiter d’opportunités de changement et d’encourager les dirigeants à se mobiliser. 

Initiatives civiques concrètes pour promouvoir la réconciliation

Il y a une multitude d’exemples de ce que les acteurs civiques ont été en mesure de faire pour promouvoir la réconciliation dans le Caucase [Anglais] : des processus de dialogue de voie 1.5 et de voie 2 avec toutes sortes de groupes d’appui – femmes, jeunes, journalistes, pédagogues, hommes et femmes d’affaires, responsables politiques et officiels ; parfois en se mobilisant dans un dialogue sur les intérêts sectoriels, parfois en parlant du passé ou des mythes qui émanent des conflits, parfois bilatéraux, parfois régionaux. Parce qu’elles traversent les clivages, ces initiatives font partie d’un processus progressif de transformation des relations, des attitudes et des comportements.

Dialogue through film : le rôle des médias

Nous entendons beaucoup parler de canevas narratifs contradictoires et de versions contestées du passé, et de la vérité elle-même. La réconciliation exerce des pressions sur la vérité. Or, la revendication d’objectivité de la vérité doit elle-même être réconciliée avec l’histoire subjective utilisée par une personne, une communauté ou une nation pour comprendre leur place dans le monde. 

Dans les situations de conflit, où les frontières et les esprits peuvent être fermés, il est possible que nous ayant affaire à des canevas narratifs multiples et en contradiction se faisant face de part et d’autre d’une ligne de front. 

En travaillant avec Internews Armenia, Internews Azerbaijan et le Stepanakert Press Club, l’initiative Dialogue Through Film [tous en Anglais] a rassemblé des Arméniens de Nagorny Karabakh et des Azerbaïdjanais, et a permis à de jeunes journalistes de filmer plus de 30 vidéos sur le conflit qui les divise : au départ des films séparés présentant un aspect de leur propre société aux autres, puis une demi-douzaine de films conjoints, et ensuite une coproduction unique turque-arménienne-azérie, Memories Without Borders [Anglais]. Nous avons appris que les réunions pouvaient être très difficiles, mais un suivi et un accompagnement structurés ont constitué un élément essentiel pour changer les relations et les perceptions.

Conciliation Resources a constaté que la production vidéo peut jouer un rôle important dans ces contextes. La vidéo, dans sa représentation apparente d’une réalité objective et dans son choix de point de vue, parle naturellement au paradoxe vérité-histoire. La production en collaboration de documentaires, que nous avons soutenue dans le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan autour de Nagorny Karabakh et dans le contexte Géorgie–Abkhazie [Anglais], peut permettre d’atteindre un certain nombre d’objectifs cruciaux. 

Nous avons vu que la production vidéo peut créer un cadre pour la juxtaposition de points de vue contradictoires. La vidéo permet aux publics de ressentir la subjectivité de leur propre histoire, ainsi que celle de leur adversaire. Ils sont invités à comprendre la vérité comme quelque chose de plus complexe, multidimensionnel et contesté que ne peuvent l’exprimer les canevas narratifs d’une seule communauté.

Les documentaires collaboratifs servent aussi de symbole visible de coopération entre des journalistes et des élites culturelles plus souvent occupées à remuer les passions nationalistes. 

De plus, la vidéo a une capacité sans pareille de toucher les publics : nous n’avons pas à dépendre de la télévision, les vidéos peuvent parvenir à leurs publics grâce à Internet (YouTube, Vimeo), et être rendus publiques par l’intermédiaire des nouveaux médias sociaux (Facebook, Twitter). Cela est crucial si nous souhaitons mobiliser les jeunes – dont la plupart n’ont aucune expérience de dialogue avec les autres dans le cadre des conflits de longue date du Caucase. La difficulté est que les jeunes peuvent accéder aux informations à travers les médias sociaux de façons qui peuvent être à la fois pleines de vitriol dans leur hostilité et inspirantes dans leur créativité. 

Une question évidente, lorsque l’on se trouve face au processus de paix bloqué concernant la région de Nagorny Karabakh et la crainte d’une reprise des hostilités, est celle de savoir quel est l’impact. Des dizaines, si ce n’est des centaines, de milliers de personnes ont vu ces films sur Internet et dans le cadre de projections facilitées, mais ces films n’ont visiblement pas transformé les attitudes et les comportements des États, et encore moins ceux de leurs populations : cependant, lorsque l’on compare le modeste investissement dans ces travaux aux investissements excessifs dans la discrète course aux armements qui a lieu dans le Caucase et aux discours périodiquement prononcés par les présidents qui ont pour effet d’enraciner l’inimitié, cela n’est guère étonnant. 

Il est rare que des efforts de ce type donnent lieu à des résultats spectaculaires, mais ils constituent un élément d’un processus lent qui pourrait un jour donner des résultats si les autres opportunités s’alignaient. 

Renforcer la confiance dans le processus

Si le dialogue à travers les clivages est important, les initiatives prises par chaque communauté de son côté restent néanmoins un élément essentiel de la préparation en vue de la réconciliation de toutes les parties au conflit. Pour ce faire, il faut que les personnes et les groupes se préparent et préparent le terrain pour des rencontres entre parties au conflit, mais il faut surtout que les personnes et les sociétés réfléchissent à leurs attitudes et soient disposées à faire face aux démons et préjugés qui sont les leurs et qui barrent la route à la réconciliation. 

Cela soulève une importante question sur le renforcement de la confiance, une partie de la réconciliation qui ne devrait pas consister à imposer des exigences à l’autre mais à imposer des exigences à sa propre communauté et à soi-même. 

Si les sociétés ne peuvent même pas se réconcilier avec leur propre rôle dans le conflit, on se doute à quel point c’est encore plus difficile à faire avec l’autre partie. Comprendre ses propres contraintes peut aussi faciliter un processus de reconnaissance des contraintes auxquelles se heurte peut-être l’autre communauté, voire engendrer une approche plus généreuse du travail avec l’autre. 

Je voudrais mentionner le travail que mène le Synergy network [Anglais] d’organisations pour personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays (PDI) en Géorgie, qui a évolué au cours des dix dernières années pour donner la parole aux PDI au sein de leur propre société. Le fait d’acquérir l’assurance nécessaire pour parler à leur propre société et à leurs propres autorités de leurs besoins a également permis à certains d’entre eux de s’adresser sur un ton différent à des interlocuteurs de l’autre côté du clivage. Une action cruciale que nous avons entreprise avec eux est la réalisation d’une enquête sur les attitudes des PDI [Anglais]. Dans ce cadre ces personnes ont été en mesure de supprimer une partie de l’hyperbole concernant l’agressivité des PDI et de révéler en fait leur attitude beaucoup plus nuancée vis-à-vis de la paix, du conflit et de la justice. 

De fait, les personnes déplacées, plus que la plupart des autres personnes, comprennent la douleur et la guerre et l’idée du retour est essentielle pour eux ; un retour à la violence ne l’est pas. 

Le travail mené par ce réseau met en relief l’importance d’aller au-delà des stéréotypes qui permettent aux groupes, souvent les groupes marginalisés, d’être utilisés, au lieu de faire entendre leurs véritables intérêts. 

Les activités menées par chaque communauté de son côté nous permettent aussi de reconnaître les asymétries présentes dans la réconciliation : vous ne pouvez pas supposer que les deux côtés voudront la même chose ou seront disposés à investir dans la réconciliation de la même manière, et vous ne pouvez pas dicter ce que l’autre devrait vouloir, mais vous pouvez lancer à votre communauté le défi d’accepter son passé et son rôle dans le conflit. Cela me conduit à un autre exemple qui met en relief la très délicate question de l’identité.

L’une des premières victimes des conflits violents est la complexité – on est d’un côté ou de l’autre. 

Par conséquent, la réconciliation concerne la nécessité de réintroduire la complexité. Un élément de cet aspect est que, dans les conflits, il y a des identités communes. Mais si les communautés pensent que leur identité en tant que population est menacée, elles réagiront négativement. Et c’est dans ce contexte que, récemment, j’ai été très frappé par la manière dont une organisation de Lesbiennes, Gays, Bi, Trans (LGBT) de Belgrade a lancé à la société le défi de réfléchir [Anglais] à l’identité et, par extension, a lancé à la population le défi de réfléchir au passé. Les communautés de LGBT luttent depuis longtemps contre les perceptions préjudiciables de l’identité et contre la discrimination.

En Serbie, le travail de réflexion sur le passé a été initié par les mouvements des femmes et pour la paix – beaucoup de personnes LGBT étaient mobilisées parce que ces mouvements étaient parmi les rares initiatives dans lesquelles les gens pouvaient intervenir sur leur identité et leurs rôles sexospécifiques dans la société en général. En Serbie, comme dans d’autres contextes, le fait de travailler sur les droits de la communauté LGBT est délicat et beaucoup de personnes considèrent que les membres de cette communauté trahissent leur nation. La rhétorique et la violence qui accompagne cette situation révèle à quel point les « traîtres » peuvent être facilement identifiés – et cela traduit la nécessité de lutter contre les préjugés de manière plus large si l’on veut qu’une société soit capable de faire face à la différence et aux ennemis perçus. 

Perspectives – que peut-on faire ?

La réconciliation est un processus, pas une fin, et il n’est jamais trop tôt pour commencer. Il est risqué de croire que ces défis peuvent être relevés seulement une fois qu’un conflit a cessé. Une approche plus positive consiste à reconnaître que c’est en faisant face à ses propres traumatismes qu’une société sera mieux capable de compatir avec ceux des autres. Les initiatives menées par chaque communauté de son côté et à travers les clivages permettront aux parties à un conflit de chercher progressivement des solutions mutuellement acceptables qui ne renfermeront pas les graines d’un nouveau conflit.

Ce travail ne peut pas éliminer les obstacles politiques cruciaux à la paix et à la sécurité, mais si l’on est prêt à initier des processus de réconciliation, il est possible de modifier la manière dont on remédie aux obstacles. 

De tels processus à long terme requièrent d’apporter un soutien aux efforts qui lancent des défis au sein des sociétés ; les différents côtés doivent être aidés à faire les choses qu’ils peuvent faire et à accepter que ce processus ne sera pas symétrique ; les fils de contact entre communautés divisées doivent être maintenus et ceux qui sont disposés à se comprendre mutuellement doivent être épaulés.

Enfin, les personnes doivent porter leurs propres jugements : les personnes de l’extérieur ne peuvent pas décider en leur nom et les élites ne devraient pas décider en leur nom : la réconciliation ne concerne pas des changements de comportements et d’attitudes imposés mais des changements qui surviennent parce que ceux qui vous sont opposés vous voient agir de manières fiables, redevables, respectueuses et dignes de confiance. 

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